Lorsqu'on est à Ani, on pense être au bout du bout de la Turquie. Mais non, Doğubayazıt se situe encore davantage à l'Est. Pour m'y rendre depuis Kars, il me faut prendre un bus qui longe la frontière de l'actuelle Arménie, changer à Iğdır et terminer les 50 derniers kilomètres en minibus.
La carte de la Turquie avec Doğubayazıt et le Mont Ararat en point de mire.
Doğubayazıt est dans une partie du territoire à majorité kurde et l'armée turque est sur le qui-vive. Le 8 juillet, trois touristes allemands ont été kidnappés sur les pentes du Mont Ararat, tout proche. (Ils seront finalement libérés le 20 juillet, soit trois jours avant notre arrivée). Le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), qui a revendiqué cet enlèvement, réclame l'autonomie du Kurdistan depuis 25 ans. Le problème est complexe car, comme le montre la carte, il concerne non seulement la Turquie mais aussi l'Iran, l'Irak et la Syrie. Bien entendu, aucun de ces pays ne souhaite se séparer d'un morceau de son territoire, qui plus est, riche en eau et en pétrole !
La carte de la région avec les zones majoritairement kurdes.
Dans le minibus, la chaleur est étouffante car la climatisation est défaillante. Le voyage est long (plus de trois heures) et particulièrement pénible pour ceux qui, faute de place, voyagent debout. Soudain, droit devant nous, un barrage militaire nous barre la route. Nous sommes contraints de nous arrêter. Un soldat, fusil-mitrailleur en main, s'avance vers notre véhicule. Il s'adresse au chauffeur et demande à voir nos papiers. Nous nous exécutons. Il collecte les passeports et pièces d'identité des quinze voyageurs présents et disparaît. La tension est palpable dans le minibus et personne n'ose faire de commentaire. Dix minutes plus tard, il réapparaît avec les documents. Nous pouvons repartir, ouf !
Parmi les voyageurs, deux Taiwanaises. Après un périple de trois semaines en Turquie, sac au dos, elles s'apprêtent à visiter l'Iran. Je suis admiratif.
Huifen et Lily, mes deux compagnes de route du jour.
Nous sympathisons et arrivés à Doğubayazıt, je leur propose de les guider vers la Maison des Enseignants et d'aller manger ensemble, ce qu'elles acceptent. Au restaurant, Lily entreprend de me guérir de mes maux d'estomac. En effet, je traîne un virus depuis quelques jours et ai du mal à m'en débarrasser. Elle pose une main sur mon ventre et commence à roter à tout va. Comme cela, sans discontinuer, elle enchaîne rot sur rot sous le regard médusé des serveurs (fort heureusement, nous sommes les seuls clients). Je lui demande si tout va bien. Elle m'explique qu'elle est en train de me soigner...
La séance continuera plus discrètement à l'hôtel. Mais là, j'ai droit à la totale : coups de poing sur les épaules, dans le dos, friction du cuir chevelu. Elle me fait vraiment mal mais je n'ose rien dire, j'essaie de me convaincre que c'est pour mon bien. Après une bonne nuit de sommeil, je me sens effectivement mieux le lendemain. Pas rancunier, je leur propose de faire la visite ensemble.
La rue principale bordée de bâtiments modernes.
Lieu de passage obligé pour se rendre en Iran (la frontière n'est qu'à 35 km), la ville est animée mais n'offre que peu d'intérêt. Et pour cause, elle ne date que de 1937 ! Par contre, à 6 km au Sud, le palais d'Ishak Paşa (Ishak Paşa Sarayı) est une pure merveille. Situé dans un cadre exceptionnel, au milieu d'un désert qui fait déjà penser à l'Iran, il semble tout droit sorti des contes des Mille et Une Nuits.
Le palais d'Ishak Paşa dominant la ville de Doğubayazıt.
Commencé en 1685 et achevé en 1784, l'édifice tient à la fois de la forteresse et de la résidence princière. Outre la couleur dorée de la pierre, qui donne une belle unité à l'ensemble, on y trouve une architecture aux influences diverses : seldjoukide, ottomane, géorgienne, perse et arménienne.
L'entrée principale avec son parement triangulaire (influence seldjoukide).
Une fois, la porte principale franchie, on accède à une première cour. Elle accueillait les marchands et les invités.
La première cour du palais et la porte monumentale menant à la seconde cour.
Près de l'entrée, on remarque une fontaine richement décorée, destinée à rafraîchir les visiteurs, et en face, de l'autre côté de la cour, une seconde porte monumentale ornée de bas-reliefs.
Bas-relief floral de la seconde porte monumentale (influence arménienne).
Seuls la famille et les hôtes de marque étaient autorisés à pénétrer dans la seconde cour. On y voit l'entrée du haremlik (quartier privé) et celle du selamlık (quartier des hommes).
L'entrée du selamlık.
Le tombeau, situé à l'angle Nord-Ouest de la cour, abrite un sarcophage. Il est très joliment décoré.
Le tombeau avec ses niches triangulaires à facettes (influence seldjoukide) et ses décors floraux (influence perse).
Quant aux fenêtres du selamlık, elles sont tout simplement splendides.
Les fenêtres du selamlık décorées de motifs étoilés (influence ottomane).
Au fond de la deuxième cours, une troisième porte monumentale richement décorée donne accès au harem. Il abritait les appartements du propriétaire des lieux et ceux des membres de sa famille.
L'entrée du harem.
Malheureusement pour nous, le quartier résidentiel est fermé au public pour cause de restauration. Nous ne verrons pas la salle à manger aux chapiteaux finement ouvragés d'influence géorgienne et c'est bien dommage. Nous devons nous contenter d'observer l'extérieur de la porte monumentale.
Un des deux lions de la porte monumentale menant au quartier résidentiel.
Pour accéder à la mosquée, terme de la visite, il faut entrer dans le selamlık et traverser une petite cour qui servait aux cérémonies.
La cour des cérémonies et la mosquée.
La mosquée, avec son minaret bicolore, rouge et ocre, ne manque pas de charme. A l'intérieur, on trouve un décor plus sobre qu'à l'extérieur, visiblement fait pour éblouir les visiteurs, et davantage en rapport avec sa fonction.
La salle de prière de la mosquée.
A quelques centaines de mètres du palais, au pied de pics abrupts, on distingue les ruines d'Eski Beyazıt (Vieux Beyazıt), l'ancienne cité, ainsi qu'une mosquée très endommagée et une citadelle qui pourrait dater de l'époque urartéenne (XIIIe-VIIe siècle av. J.-C). Ses remparts se fondent admirablement bien dans le paysage.
L'ancienne citadelle urartéenne.
Avant de redescendre sur Doğubayazıt, nous prenons le temps d'admirer les montagnes désertiques alentour. Elles ont des teintes curieuses allant du vert au gris en passant par le mauve. On en profite pour se prendre en photo les uns les autres.
La vue depuis le palais.
Au loin, on aperçoit le Mont Ararat, le point culminant de la Turquie (5137 m). C'est un lieu biblique puisque c'est là que se serait échouée la fameuse Arche de Noé. Un guide proposera de m'y emmener. La somme demandée est importante (550 € par personne pour trois jours de trek, nourriture et matériel de bivouac fournis), mais le seul fait que trois touristes allemands se soient faits kidnapper deux semaines plus tôt, suffit à me refroidir. Non, merci, ce sera pour une autre fois...
Le Mont Ararat encapuchonné de neige.
Pour moi, le Mont Ararat marque la fin de ma progression vers l'Est de la Turquie. En effet, à partir de maintenant, j'entame la route du retour. Je cheminerai désormais vers l'Ouest...